L' « effort juste » (sammâ-vâyâma)
Nous disions, dans notre texte précédent, que faire cesser les passions
ne consiste pas à lutter contre elles, avec aversion, mais à les
laisser s'épuiser, sans s'y identifier. Autrement dit : à les voir
telles qu'elles sont, c'est-à-dire des phénomènes conditionnés et
éphémères (sammâ-ditthi, « compréhension juste »), sans laisser
s'exprimer les tendances égotiques et passionnelles habituelles -
avidité, aversion et égarement - afin d'agir de manière adéquate et de
cheminer ainsi vers l'Eveil (sammâ-samkalpa, « pensée / motivation
juste »).
Il faut donc, pour cela, un certain « effort juste » (sammâ-vâyâma).
L'effort est une notion - et une vertu ! - souvent évoquée dans les
textes bouddhiques. Plusieurs termes sont d'ailleurs employés pour la
rendre : vâyâma (skt. vyâyâma), qui apparaît ici dans la présentation
de l'Octuple Noble Chemin, ou encore padhâna (skt. pradhâna), qui mêle
effort et aspiration pour ce qui est juste et élevé, mais aussi viriya
(skt. vîrya), courage, énergie, souvent associé à la patience, et dont
l'origine étymologique indo-européenne a de quoi nous parler...
puisqu'il s'agit de la virilité !
C'est dire que l'effort est une vertu active, impliquant de faire
et non, simplement, de laisser faire. Nous restons bien, ici, dans
l'ordre de l'action juste, correcte, adéquate, et non pas dans le «
non-agir » auquel on associe trop souvent le bouddhisme.
Traditionnellement, cet « effort juste » du Noble Chemin se
subdivise en quatre aspects : éviter et maîtriser les états d'esprit
malsains (pâpa) et néfastes (akusala), développer et maintenir les états d'esprit sains (puñña) et fastes (kusala).
Voici les formules habituellement employées dans les sûtra anciens :
« Qu'est-ce, ô bhikkhu, que l'effort d'éviter (samvara) ?
Percevant une forme, un son, une odeur, une saveur ou encore une
impression corporelle ou mentale, le bhikkhu ne s'y attache pas, ni
dans son aspect général ni dans ses parties. Il s'efforce alors
d'écarter ce qui pourrait, s'il demeurait sans maîtriser ses sens,
faire apparaître des états d'esprit malsains et néfastes, tels que la
convoitise ou le chagrin. Et il surveille ses sens, et les dompte.
Et maintenant, qu'est-ce que l'effort de maîtriser (pahâna ; skt.
prahâna) ? Il s'agit de ne conserver aucune pensée de convoitise
sensuelle (liée aux sens), ni aucun autre état d'esprit malsain qui
serait apparu ; il s'agit de les abandonner, les écarter, les détruire
et les faire disparaître.
Et maintenant, qu'est-ce que l'effort de développer (bhâvanâ) ?
Le bhikkhu développe les « facteurs de l'Eveil » qui le portent à la
solitude, au détachement, à l'extinction et qui mènent jusqu'à la
Libération ; c'est-à-dire notamment l'attention ou présence d'esprit
(sati ; skt. smrti), l'examen de la Loi (ou Enseignement ;
dhamma-vicaya), l'énergie (viriya ; skt. vîrya), le ravissement (pîti ;
skt. prîti), la tranquillité (passadhi ; skt. prasrabdhi), le
recueillement (samâdhi) et l'équanimité (ou imperturbabilité : upekkhâ
; skt. upeksâ).
Et maintenant, qu'est-ce que l'effort de maintenir (anurakkhanâ ;
skt. anuraksanâ) ? Le bhikkhu conserve avec fermeté en son esprit un
objet favorable à la concentration (quand il pratique les méditations
de "calme mental", samatha), il maintient les états d'esprit sains qui
sont apparus, de façon à ne pas les laisser disparaître mais à les
amener à croître, à se développer, fructifier et à parvenir à la
perfection totale de leur développement. »
Les deux premiers aspects de cet effort juste relèvent avant tout
du lâcher-prise, mais les deux suivants, eux, invitent à agir,
reprenant ici notamment un terme employé pour désigner ce que
l'Occident traduit généralement par « méditation » : bhâvanâ,
développer, amener à l'existence, cultiver - au sens agricole du
terme... Et les agriculteurs sauront nous rappeler combien d'effort,
effectivement, une telle activité réclame !
Du point de vue de l'entraînement, auquel est invité tout disciple
du Bouddha, les deux premiers aspects demandent, d'abord, d'avoir
appris à reconnaître les états d'esprits malsains (pâpa) et néfastes (akusala).
Cette reconnaissance - évidemment liée à la pensée juste - commencera
par se développer alors que de tels états d'esprit sont déjà apparus ;
il conviendra alors de les maîtriser (effort 2). Petit à petit, le
disciple saura reconnaître, aussi, les éléments annonciateurs de leur
apparition ; il conviendra alors de les éviter, c'est-à-dire de ne pas
maintenir, entretenir les conditions de leur apparition (effort 1).
La citation donnée ci-dessus insiste sur l'importance de «
maîtriser, surveiller, dompter » ses sens ainsi que la convoitise et le
chagrin qui en résultent. Il s'agit d'un rappel évident des deux
premières Nobles Vérités : Vérité de dukkha - insatisfaction,
souffrance, chagrin... - et Vérité de l'apparition de dukkha - « soif »
et convoitise. Les sens évoqués sont les six que reconnaît la tradition
bouddhiste : les cinq sens physiques (vision, audition, olfaction, goût
et toucher) et le sens mental, c'est-à-dire la pensée discursive et
réflexive, celle qui crée des concepts et des notions, s'attache aux
objets et leur attribue une existence durable et autonome, « fabriquant
» ainsi un âtman.
Il est parfois difficile de distinguer clairement ce qui relève du malsain - pâpa - et de l'inefficace - akusala.
L'inefficace relève plutôt de l'esprit, de l'ordre de l'intérieur,
alors que le malsain désigne plutôt les actions qui en résultent, à
l'extérieur. L'inefficace est ce qui crée des conditions défavorables
(ou ne crée pas de conditions favorables), quand le malsain (non-sain)
est ce qui manifeste l'absence de vertu ou la présence des Trois
Poisons : avidité, aversion et égarement. Pour filer notre métaphore
agricole : l'inefficace est comme le terreau dans lequel l'acte malsain
fructifiera en karma négatif.
Pour illustrer plus concrètement ces deux premiers aspects de
l'effort, nous aimerions à nouveau laisser la parole à Ajahn Sumedho :