Vipassana : "la vision pénétrante"
Etymologiquement, le terme Vipassana
est composé du verbe "voir" (passati) et du préfixe vi-, issus de deux
racines indo-européennes bien attestées : *spek, "voir" (qui donnera en
latin spectare : "observer", et, en français, le mot "spectateur") et
le préfixe *dwi-, en latin dis-, exprimant la division, la séparation
en "deux". Vipassana,
c'est donc le fait de "voir (en coupant) en deux"... ou, plus
exactement, en contexte bouddhique, le fait de pouvoir discriminer, de
distinguer ce qui relève des deux Réalités : réalité conventionnelle,
relative, et réalité ultime, absolue.
Il faut rapprocher ce terme de vijñâna, la "conscience
discriminante", lorsque celle-ci est comprise de manière "positive"
comme "connaissance capable de distinguer" - celle que manifestent les
"sages", viññû, ceux qui savent distinguer le bien du mal... - et non
pas, dans son acception samsârique de "conscience dualisante",
créatrice de l'opposition entre le Moi et le non-Moi !
Confondre les deux Réalités, c'est l'origine même de
l'insatisfaction douloureuse, duhkha ; savoir les distinguer, en
n'étant plus dans la confusion-égarement (moha) ou l'illusion (avidyâ),
c'est "voir les choses telles qu'elles sont" et, ainsi, ne plus créer
aucune condition favorable à l'apparition de duhkha. Le terme Vipassana est alors un quasi équivalent de prajña, la "sagesse" ou "connaissance pénétrante".
Vipassana,
au départ, désigne une qualité qui se manifeste lorsque la croyance en
l'ego, elle, ne se manifeste plus : c'est une capacité de l'esprit
présente en chacun, mais que l'individu "ordinaire", "non instruit",
empêche de s'exprimer par la mutiplication des actes karmiques et des
"vues erronées".
Mais le terme, petit à petit au fil des siècles, en est venu à
désigner, aussi, l'exercice, la méthode de "culture mentale" (bhâvanâ
ou "méditation"), qui permet l'expression naturelle de cette qualité :
Vipassanadésigne alors ce que les textes anciens appellent plus couramment
sati-sampajañño : l'attention (sati) et la "compréhension (jañño)
complète (sam-) et pénétrante (pa-)", qui va au-delà des apparences
pour découvrir la "vacuité" des phénomènes et leur triple
caractéristique : non-permanent (anitya), insatisfaisant (duhkha) et
"non-existant en soi" (anâtman) - c'est-à-dire conditionnés. La
"méthode" Vipassana est alors ce qui permet de développer prajña.
Vipassana-bhâvanâ,
le "développement de la vision pénétrante", est donc ce qui permet de
cultiver (au sens agricole du terme...) une qualité existante de
l'esprit, habituellement "étouffée" par les mauvaises herbes des
"opinions erronées", de la "vision fausse" ou "illusoire". Il ne s'agit
ni de "créer" un certain état d'esprit, ni de forcer l'esprit mais, au
contraire, de suspendre les activités ordinaires du mental, de ne plus
les provoquer ou de ne plus les laisser proliférer, afin de permettre à
la "vision pénétrante" de s'exercer en toute liberté.
Selon qu'on se situe dans la tradition du Theravâda ou du Mahâyâna, la "méthode" prendra quelques "colorations" différentes.
Pour le Theravâda, c'est le seul "exercice" qui permet de parvenir
à l'Eveil (bodhi) et sa pratique se conforme aux enseignements du
célèbre Sati-patthâna-sutta, le "Sutta des bases (patthâna) de
l'attention (sati)", conservé dans le canon pâli.
Il s'agit, tout d'abord, d'apprendre à bien distinguer les phénomènes
physiques des phénomènes mentaux. La pratique préliminaire du "calme
mental" (samatha) permet de parvenir au recueillement (samâdhi) de
l'esprit, qui réduit l'activité mentale et permet d'exercer au mieux la
"vision pénétrante". L'attention à la respiration (ânâpâna-sati) est le
plus connu des exercices alors préconisés, mais il en existe bien
d'autres...
Une fois bien établie la distinction entre phénomènes physiques et
mentaux, "le pratiquant éliminera la confusion relative à
l'existence-en-soi", précise Buddhaghosa. Pour cela, les phénomènes
mentaux sont alors observés selon trois catégories : d'abord le
"ressenti" (vedanâ), ou sentiments d'agrément, de désagrément ou de
ni-agrément-ni-désagrément ; puis les "états d'esprit" (citta), qui
correspondent essentiellement aux "Trois Poisons" (avidité, aversion et
égarement) et à diverses qualités de l'esprit (recueilli, concentré,
libéré...) ; enfin les "objets mentaux" ou "phénomènes" (dhamma) qui,
traditionnellement, regroupent : les cinq obstacles (les Trois Poisons
+ la torpeur et le doute), les cinq agrégats d'attachement, les six
sphères sensorielles, les sept facteurs de l'Eveil et les Quatre Nobles
Vérités.
Il s'agit, pour chacun de ces "objets d'attention (sati)", de bien
voir, dans l'instant présent (et uniquement dans l'instant...) s'ils
sont présents ou non, comment ils apparaissent et disparaissent (leur
caractère conditionné), ne plus laisser proliférer les "mauvais" et
développer les "bons", parvenir à la compréhension complète et profonde
(sampajañño) de leurs diverses caractéristiques.
Observation analytique, Vipassana-bhâvanâ
ne fait pourtant pas appel à l'analyse, au sens ordinaire du terme : il
ne s'agit pas d'étudier, intellectuellement, les phénomènes - ce qui
favoriserait le "bavardage mental" ! - mais de développer une capacité
d'observation de plus en plus aiguisée, qui ne se laissera plus prendre
aux jeux des apparences et sera capable de voir les phénomènes "tels
qu'ils sont réellement".
Précisons enfin que le Sati-patthâna-sutta demande au méditant
d'observer chacun de ces phénomènes "intérieurement, extérieurement,
intérieurement et extérieurement", c'est-à-dire aussi bien dans ce qui
constitue les "éléments individuels" (intérieurs) que les "éléments du
monde" (extérieurs), afin de mettrre fin à la "croyance en
l'existence-en-soi" tout autant du "Soi" individuel que de tous les
phénomènes.
On retrouvera cette insistance sur la "vacuité de tous les
phénomènes" ("Soi individuel" comme "phénomènes extérieurs") dans les
traités du Mahâyâna consacrés à la pratique de vipas'yanâ.
La systématisation de l'exercice sera cependant présentée de manière un
peu différente, selon les divers sûtra qui l'abordent. On n'y
retrouvera pas distinctement la différenciation entre phénomènes
physiques et mentaux et on insistera davantage sur la nécessité d'unir
le calme (samatha) et la vision (vipas'yanâ).
Ces "insistances" mettent en exergue ce qui devait constituer une
"dérive" de certaines écoles indiennes du bouddhisme ancien (telle
celle des Sarvâstivâdin), qui semblaient mettre en cause la vacuité
ultime des phénomènes du "monde", ou la tendance, de plus en plus
affirmée, de privilégier les "absorptions" (dhyâna), issues du seul
"calme mental" - sans doute sous l'influence des écoles brahmaniques et
hindouistes, comme semble le dire le Bhâvanâkrama :
"Ayant fixé son esprit sur un objet de méditation, on l'examine à
l'aide de la vue profonde. C'est ainsi que jaillira la clarté de la
connaissance et que la semence de l'illusion pourra être éliminée. Mais
si cela n'était pas fait, le seul samâdhi à la mode des non-bouddhistes
ne permet pas d'éliminer les souillures."
Les textes mahayanistes proposeront aussi plusieurs méthodes
progressives, différentes de celle présentée dans le
Sati-patthâna-sutta.
Selon l'Abhidharma-samuccaya, on commencera par bien isoler un
phénomène avant d'effectuer l'examen exhaustif de ses particularités,
afin d'en éliminer la compréhension conceptuelle habituelle, puis une
investigation complète de son contenu et sa compréhension analytique
permettront de mettre fin à son appréhension ordinaire, "erronée", qui
le voit comme "existant-en-soi".
Le Samdhinirmocana-sûtra, de son côté, distingue trois sortes
d'observation : une observation purement contemplative des apparences
du phénomène, puis son analyse - qui permet de dépasser le stade des
simples apparences pour comprendre avec certitude ses caractéristiques
réelles - enfin, sa contemplation grâce à prajña, la connaissance
pénétrante, qui en voit la véritable nature, qui est "vacuité" (sunya).
D'autres textes évoqueront six formes d'investigation portant sur
: 1. la signification générale du phénomène, 2. son caractère
"intérieur" (lié au Soi individuel) ou "extérieur" (du "monde"), 3. ses
caractéristiques générales et particulières, 4. sa qualité (méritoire
ou bénéfique), 5. le temps auquel il appartient (passé, présent ou
futur), enfin 6. quatre analyses raisonnées sur : ses causes et
conditions d'apparition, sa fonction, sa validité et sa nature. Ces
diverses approches présentent une certaine similitude avec la démarche
préconisée par le Sati-patthâna-sutta, mais aussi des différences :
l'investigation sur la signification, le temps et la validité font en
effet appel à la réflexion raisonnée et à la perception temporelle, là
où le texte pâli recommandait l'absence de toute analyse conceptuelle
et l'observation dans le seul instant présent.
Ces différences d'approche et de méthode ne modifient en rien l'essentiel : le développement de Vipassana
constitue la pratique essentielle du bouddhisme, la seule capable de
mener à l'Eveil, qu'on l'exerce en vue de réaliser l'état d'arhat ou,
conjointement aux "vertus transcendantes" (pâramitâ), afin de réaliser
l'état d'Eveillé complet et parfait (samyaksam-buddha) :
"Il n’y a qu’une seule voie, ô bhikkhu, conduisant à la
purification des êtres, à la conquête des douleurs et des peines, à la
destruction des souffrances physiques et morales, à l’acquisition de la
conduite droite, à la réalisation du Nibbâna, ce sont les quatre bases
de l’attention." (introduction du Sati-patthâna-sutta)
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